Im-mobile

Je regarde cette femme assise au coin de la rue, pratiquement immobile, mobile en main. Sa fonction dans la vie, son gagne-pain, sa subsistance, c’est un peu d’air. Elle vend de l’air! Je veux bien que le nombre de vélomoteurs, de scooters, de tuk-tuks modernes ou de pousse-pousse anciens soit colossal, démesuré, titanesque voire vertigineux. Que ceux-ci soient plus dépenaillés qu’un épouvantail de cent ans. Que les travailleurs bordant les rues et besognant à même le sol laissent certainement traîner quelques clous, vis et pointes, éclats ou tessons. Que les nids-de-poule soient d’autruche si ce n’est d’éléphant. Que la circulation ne permette pas d’anticiper les dérapages, les embardées, les freinages d’urgence. Mais comment peut-on imaginer que d’attendre à un carrefour plutôt hors d’atteinte, comment peut-on imaginer trouver preneur pour un regonflage impromptu?

Peut-être que guidée par les dieux ancestraux ou pourquoi pas Éole lui-même, elle navigue au gré des vents, de carrefour en carrefour, son ballon sous le bras, choisissant le matin un nouvel appontage pour scooter en détresse dans les flots furieux de la circulation déchaînée? Elle gagnera peut être 1000 tales pour insuffler la vie à un pneu moribond, bouche à bouche désespéré pour rejoindre hors d’haleine une tanière éloignée.
Oublieuse de ces aléas et pour passer le temps, elle est, bouddha voûté, comme les 9 autres millions de ses congénères attendant la bonne fortune dans quelque échoppe inutile, crasseuse et improbable, assidus à compulser les dernières nouvelles d’un monde hors de portée sur un appareil aussi anachronique entre leurs doigts maculés qu’une Ferrari au milieu des tuk-tuks, elle est fascinée par la dernière vidéo d’un groupe de monocyclistes parcourant, dégoulinant sous la chaleur, les routes de son quotidien.

Tous les réseaux sociaux du pays bruissent de cette aventure et, sur leur passage, personne ne brame l’imbécile «  tu as perdu une roue », personne ne siffle l’introduction au cirque, personne ne fait de la palissade sur la difficulté, mais tous disent: «  je vous ai vu sur Weibo » et les mal connectés disent «អ្នកស្ថិតនៅក្នុងសៀក»

Souvenirs
À table

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