À table

Je n’ai pas mangé de ce poisson, il avait la lippe pendante, la queue molle et son linceul d’herbes ne présageait pas une douce agonie.
Je l’imaginais nageant dans les eaux troubles des canaux bordant la route et finissant son éphémère vie de combat, la tête en bas ou le ventre en l’air, dans les mailles d’un filet crasseux.
Vous savez tous que si le cochon a si mauvaise réputation, et cela depuis l’Antiquité, c’est parce qu’il ne peut pas lever la tête pour voir le ciel et s’adresser aux dieux.
Eh bien, mon pauvre poisson, lui non plus, il n’a pas dû lever la tête pour une harangue bien sentie aux êtres supérieurs, leur faisant savoir que finir sa vie sur un réchaud au centre d’une table n’était pas un sort enviable.

Dépecé sans manière ni le moindre couvert à poisson (zeugma), mais d’une simple cuillère trop ventrue pour lever un filet. Réduit en charpie d’une grossière fourchette trop épaisse pour ne pas arracher la peau en lambeaux. Équeuté, étêté, démembré de ses nageoires épaisses propres, mais sales, à se déplacer dans les plus infâmes cloaques. Sa seule consolation aura été les regards gourmands , les compliments culinaires, les appréciations gustatives, les bols débordants de riz couvert de sa chair et les claquements de langue satisfaits de la légère âpreté du citron couronnant une vie morne et agueusique.

J’ai moi-même nagé dans les eaux sombres de la cuisine locale. Goûtant ici un plat de viande de bœuf aux pousses de bambou, les cubes d’un poulet aux bokchoïs trop cuits ou quelque autre de ces pauvres poissons aux légumes variés. La plupart du temps, par leur présentation, de leur couleur sienne comme le sol battu des routes défoncées, et même aussi par les éclats de vert des petits oignons, tous semblaient se ressembler. Dans une longue course poursuite à l’entéléchie. De notre puissance calorique, nous mangions trois fois par jour d’innombrables bols de riz que nous assaisonnions de ce brouet qui, sans être infâme, était le plus souvent morne et à tout le moins semblable quelle qu’en fût la recette.

Bien sûr, quelques plats ont fait le miracle de l’élévation, et ce sont eux qui resteront en mémoire pour sublimer l’expérience gustative de la fameuse cuisine cambodgienne. Un plat d’herbes des lagunes appelé « morning glory » a été plusieurs fois un régal entre tous. Est-ce parce qu’il fleurit le matin ou parce qu’il infère des matins joyeux à nous autres pauvres mâles animaux, le nom enchantait les sens et le goût les papilles.
Mon ami autrichien n’avait pas saisi le sous-entendu graveleux et j’ai donc pu le prendre, de bon matin, mais à l’épicerie, le « morning glory » à la main.

Sans être une découverte en soi, les succulents plateaux de fruits qui jalonnaient notre route ont aussi fait notre régal parce que frais et mûrs à point.
Nous savons, je sais, vous savez que, revenus chez nous, nous ne retrouverons jamais ces saveurs et qu’il faudra repartir pour en déguster les épices, les sucres et les délices.

Im-mobile
Et alors

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