Hong Kong, ça aussi, ça me faisait rêver. Comment imaginer qu’un jour je ferais les 100 pas dans son aéroport?
Français, Picard, Amiénois dans mon petit village de 70 habitants, au milieu des champs et au fond de la vallée. Ils appellent ça le trou, tellement c’est loin de tout. Oh, il y avait bien un « château », grande demeure abandonnée et reprise par la suite par un auteur de « bédé », littérature de millième zone selon les critères de l’époque.
Le château avec sa grande grille en fer forgé au bout de l’allée entourée de marronniers. Le bout du chemin faisait une place un peu abandonnée bordée du cimetière et du parvis de l’église. Une fois par an, il venait s’y installer « La Fête », un simple manège et de l’autre côté, un stand de tir et une baraque qui vendait du nougat peut-être? Ou était-ce un chamboule-tout? Je n’ai pas de souvenir. Je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir grimpé beaucoup dans le manège, ma mère trouvant certainement que c’était de l’argent gaspillé. C’était quand même magique cette installation éphémère pour le plaisir des quelques gamins qui, eux non plus, pour la plupart enfants de l’assistance en garde chez des parents nourriciers, ne devaient pas crouler sous les allocations à tourner en rond.
Partant de l’église, il y avait la montée abrupte de la chapelle regagnant le plateau. À gauche la maison à Devallois, un ouvrier agricole qui menait sa troupe d’enfants temporaires à coup de ceinture, disait-on. Il y avait une vieille construction datant de l’après-guerre un peu plus haut après son poulailler, pompeusement appelé bergerie, qui devenait salle de torture quand Francis avait encore fait des gaffes. Francis, son nom m’est revenu d’un coup. Lui, c’était le dur des durs. Plus âgé que moi de quelques années, c’était une tête brûlée, prêt à toutes les bêtises pourvu qu’il en tirât quelque respect des gamins que nous étions. J’avais beaucoup de respect! Il était grand, bien plus fort que moi et, surtout, sûr de lui. Il n’avait pas peur des coups de ceinture du père Devallois, et il nous le faisait savoir dans le patois que nous parlions tous alors. Accent lourd, beaucoup de «cheu», des R grasseyants et des finales grasses. Moi, j’étais le petit gars de la ville qui allait à l’école… tous les jours. Eux, ils y allaient par le car et, si les travaux des champs les retenaient , ils ne s’en plaignaient pas.
À l’époque, la charrue avait deux socs et le tracteur n’était pas beaucoup plus haut que mon front; orange et fonctionnant au gasoil, il dégageait l’odeur d’une mécanique bien huilée, une montre suisse aux services des champs. Quelle joie de se hisser à côté du paysan qui nous acceptait sur l’aile, monsieur L’heureux père ou son fils, l’un, le maire du village et l’autre, notre voisin. Quand nous étions plus grands, la place de choix était debout sur la barre de levage en s’accrochant au siège en métal moulé, mais attention à la prise de force, une connexion en prise directe sur le moteur pour animer semoir ou pompe à purin.
En ce temps-là, on ramassait les balles de paille à la main, des parallélépipèdes de paille tassée qui devaient bien peser 20 kg chacun et que l’on balançait sur la remorque avec une fourche à deux dents. Nous, on courait devant pour rapprocher les deuxièmes et troisièmes rangées. Les plus forts, «Le» Francis inclus, épinglaient la balle et la balançaient sur la remorque. Au début, il s’agissait de l’envoyer à un mètre, mais plus la remorque se remplissait et plus il fallait l’envoyer haut. À la fin, couronnement de cet effort magnifique, les lanceurs s’emparaient des loooonnnngues fourches au manche démesuré pour lancer les dernières balles pour les rangées faîtières qui donneraient de la solidité à l’assemblage sur les chemins bringuebalants.
C’était le fin du fin de l’exercice, attraper une balle avec une fourche de 3 m peut-être, l’amener à la verticale puis lever l’ensemble pour la déposer tout en haut. Devallois, il vous faisait ça sans le moindre effort avec la petite fourche, s’il vous plaît. La balle énorme au bout de la fourche, la fourche au bout du bras, la main tenant le manche à sa toute extrémité comme si c’était une extension naturelle et la balle que nous avions du mal à déplacer au sol se retrouvait en apesanteur montant d’un vol gracieux jusqu’au sommet de l’édifice.
On remplissait deux remorques et on rentrait, les jours de chance, juchés tout en haut jusqu’à la ferme qui n’était pas si loin.
Et me voilà, le plus loin que je n’ai jamais été du village de mon enfance. Maniant les baguettes aussi adroitement que Devallois maniait la fourche, mais pour attraper du riz au fond d’un bol. Le voyage sur l’aile du petit tracteur cahotant est remplacé par un fauteuil extralarge dans un avion dont une seule roue doit peser le poids de l’attelage tout entier.
Du gamin qui pêchait les épinoches dans le ruisseau, qui faisait cuire des pommes indigestes dans les brûlis des champs de blé, qui explorait les galeries creusées dans la craie pendant la Première Guerre et qui même, imprudence parmi toutes, déplaçait quelques énormes obus trouvés au gré de nos vagabondages sur une brouette en fer. On ramassait les noisettes, on pêchait les grenouilles et on chassait les escargots dans les orties urticantes en criant pour conjurer le sort : « i’ y’en a plus gran min» (il y en a pas beaucoup).
Ma chère sœur se demande ce que je vais bien pouvoir inventer de nouveau pour la prochaine fois. Nous étions heureux alors avec un simple vélo, parcourant la campagne pour le simple plaisir d’explorer, regardant les lapins détaler ou ramassant des fleurs pour un bouquet fièrement ramené à Maman. Ce dernier voyage n’est pas très différent : une simple roue pour le simple plaisir d’explorer, un appareil photo pour ramasser un bouquet.