Dinde au long cours

Ce n’est pas que je ne veuille pas essayer de nouveaux ingrédients ou de nouvelles préparations, mais il y a de la résistance à la table. En matière de cuisine, j’aime que tout le monde soit heureux, en l’occurrence « heureuses ». La moindre grimace et mon plaisir est mitigé. À table, les indicateurs peuvent être extrêmement subtils, un peu trop de reste dans l’assiette, un peu de chipotage, une légère lenteur dans l’ingestion, l’eau pour faire passer et la recette a fait long feu. La sanction est impitoyable, la recette part au pilon, c’est l’autodafé! La recette au pilori et le cuisinier au supplice!

Alors, je m’adapte, je fignole, je parfais, je parachève, je cisèle! Je lave le riz plus longtemps pour qu’il ne colle pas. Comme il est « étuvé », cela ne change rien, mais j’ai l’impression que c’est mieux. Je minute les temps de cuisson, une seconde de moins sur les brocolis, une seconde de plus sur les pâtes « al dente ». Je m’autorise aussi quelques dérapages, une lampée de piment dans la soupe, un bon gros morceau de gingembre haché dans les tagliatelles, une banane dans la compote. L’autre jour, j’ai eu une pulsion de mangue dans la compote, mais j’ai dû résister de peur que cela ne fût trop visible!

Tout est bon, tout le monde se pourlèche, mais c’est « trad ». J’ai l’impression d’entendre le bourdon du biniou sur ma cuisine, une note de fond un peu nasillarde. La bombarde pousse un couac de temps en temps pour aciduler le contrechant, mais la vielle à roue ramène le train-train culinaire dans sa course sous le vent. Comme je ne suis pas homme à me laisser porter par le courant, j’ai décidé de virer de bord et de remonter en tirant des ris et des coups de canon! Non je ne vais pas naviguer au près, au largue, grand ou petit, je suis parti vent debout!

Tout d’abord, hors de ma vue, poulet trop facile, aujourd’hui ce sera de la dinde! Vous direz ce n’est pas une grande révolution, mais, quand même, c’est le ferment de la volte! Il ne sera pas dit que je j’ai tiré des bords de fillette! Ce n’est pas parce qu’il y a un grand débat sur le « mariage pour tous » que je vais faire dans la dentelle! Je déjauge, l’empannage menace, l’auloffée est à portée de misaine. Je suis encore à tribord amure et je louvoie. Après la dinde, les échalotes remplaceront avantageusement les habituels oignons, point de tabasco, mais des épices, des vraies: clous de girofle, graines de coriandre et même de la cannelle! J’ai oublié de l’ail aussi et de la coriandre fraîche. Un petit peu de bouillon de poulet et une cuisson à l’étouffée, genre tagine. Une bonne petite cuisson lente pour que la viande soit caramélisée, confite. Voilà, le ponant est à la proue, le vent me glisse sur les ailes, je suis debout, je suis vent debout, je file à grande allure!

>>> recette

Alors j’ai suivi la route des épices, j’ai laissé le Cap Horn à mon bâbord, la mer de Behring à mon tribord et parti de Bretagne sud, je suis de retour en Normandie. Pays de pomme et de cocagne où le calva coule à flot. J’avais des envies de laisser tartes et compotes loin derrière moi. Je voulais oublier le passé. Naviguer sur la mer d’oubli et voir se lever de nouveaux orbes de pommes aux allures modernes. Foin des moelleux. Fi des surprises. Me voilà en pays d’Auge, je vais sur les brisées de la d’Armont. Il est temps d’occire ceux qui soufflent sur les braises de la révolte que ce soit sous prétexte de pain au chocolat ou d’anciens massacres…
Vous avez beau dire, mais l’histoire se répète! Il y en a toujours pour mettre le feu aux poudres en glorifiant d’iniques flatulences de l’histoire. Marie-Anne-Charlotte de Corday d’Armont, tu es resté célèbre pour une baignoire, moi je le serai, peut-être, pour une charlotte.
Eh oui, une simple charlotte: des pommes en guise de crème, du pain brioché façon gâteau à la cuillère et Dulce de leche comme liant.

Le bateau ivre est arrivé à quai.
À table.

>>> recette